Il y a un siècle, les frères Bonneff mettaient les risques du travail à la Une

30 août 2015 Humanité – Fanny Doumayrou

Chroniqueurs et dénonciateurs infatigables de la condition ouvrière, les frères Léon et Maurice Bonneff ont publié dans l’Humanité, à partir de 1908, une série d’articles dressant un tableau impressionnant du monde du travail de l’époque. Avant d’être fauchés, au front, en 1914.

Ce sont deux oubliés des commémorations de la Grande guerre. En septembre 1914, le soldat Maurice Bonneff, 30 ans, était porté disparu après un combat dans la Meuse. Trois mois plus tard, son grand frère Léon, 32 ans, était grièvement blessé par un éclat d’obus et décédait à Toul, le 28 décembre 1914. L’humanité perdait deux âmes, et L’Humanité, journal de Jaurès fondé dix ans plus tôt, deux chroniqueurs infatigables de la condition ouvrière. En six années, entre 1908 et leurs derniers écrits en juillet 2014, juste avant le déclenchement de la guerre, les deux frères avaient publié quelque 265 articles dans L’Huma, tous consacrés à la description et à la dénonciation des conditions de travail effroyables des ouvriers, hommes, femmes et enfants, employés dans une industrie en plein développement, mais aussi dans le bâtiment, ou encore à domicile dans le secteur textile. Articles militants, réalisés souvent avec la complicité de syndicats CGT, et revendiquant, toujours, l’adoption de lois  protectrices et réparatrices pour ces travailleurs.

Qui étaient les frères Bonneff ? La notice du Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, rédigée à partir de notes d’Henry Poulaille, chef de file de la littérature « prolétarienne » dans les années 1930, retrace leur parcours de manière succincte. C’est dans un mémoire de maîtrise rédigé en 1989 sous la direction de l’historienne Michelle Perrot, que l’on peut en apprendre plus sur « Léon et Maurice Bonneff, peintres de la condition ouvrière dans les années 1900 » (1). Ils sont nés à Gray, en Haute-Saône, dans une famille de commerçants juifs, et les difficultés financières de leurs parents vont leur imposer d’arrêter leurs études après le certificat d’études primaires, et de monter à la capitale vers l’an 1900, où ils commencent à travailler dans le milieu de l’édition et à fréquenter des militants socialistes. Naît chez eux l’envie de prendre la plume. Un écrivain socialiste libertaire, Lucien Descaves, les oriente vers l’enquête sociale, qu’ils déclineront dans quatre ouvrages aux titres évocateurs (« Les métiers qui tuent », « La vie tragique des travailleurs », « La classe ouvrière », « Marchands de folie »), deux romans écrits séparément (« Aubervilliers » de Léon l’aîné, et  « Didier, homme du peuple » du cadet Maurice), et près de 400 articles dans une dizaine de revues ou journaux de différentes tendances, principalement l’Humanité et la Dépêche de Toulouse. « L’enquête sociale a rempli leur vie ; elle s’est imposée à eux comme l’urgence la plus forte, la mise en scène la plus efficace », résumait Michelle Perrot en 1984 dans la préface à une réédition de « La vie tragique des travailleurs ». Et de rappeler le contexte de ce début du XXème siècle, marqué par une « tension sociale très intense », avec l’année « 1906 comme point culminant des grèves » et un premier mai où « certains ont cru à une possible révolution ».

Eux-mêmes socialistes, voyant dans les syndicats « le rouage de production prêt à fonctionner au lendemain de la révolution », les Bonneff réalisent la jonction entre journalisme et mouvement ouvrier, leurs descriptions minutieuses des conditions de travail étant toujours le support de revendications et de préconisations formulées par eux-mêmes ou par les fédérations syndicales qui les aident à accéder aux lieux de travail. « Les Bonneff traduisent ce moment d’émergence d’un discours syndical sur le thème de l’usure au travail, qui englobe ce qu’on appellerait aujourd’hui les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux, mais aussi les accidents du travail et les formes d’empoisonnement par des substances et les poussières », pointe l’historien Nicolas Hatzfeld. Publié en 1905, leur premier ouvrage, « Les métiers qui tuent », expose, de manière très documentée mais pédagogique, les risques liées aux « poisons de l’industrie » que sont le plomb, le mercure, l’arsenic, le sulfure de carbone mais aussi les diverses poussières provoquant des pneumoconioses. Alors que la première loi sur l’indemnisation des accidents du travail venait d’être adoptée en 1898 après des années de résistance patronale, le livre visait à appuyer l’extension de ce système de réparation aux maladies professionnelles… ce qui sera fait en 1919, mais uniquement pour les pathologies liées au plomb et au mercure, avec des conditions très restrictives.

Dans « La vie tragique des travailleurs » (1908), la perspective change : les Bonneff passent en revue divers secteurs d’activité, de la grande industrie au travail à domicile, en se livrant pour chacun à une analyse économique et sociale des conditions de travail et d’exploitation, là encore dans un style vivant et simple, très accessible, et dramatique à la fois. Les Bonneff « laissent parler les faits ; ils enfoncent quelques chiffres seulement, comme des clous, dans notre mémoire ; ils contiennent une émotion qui pourrait, en leur embuant les yeux, les empêcher de bien voir… Le temps qu’on perdrait à s’apitoyer, ils aiment mieux l’employer à ce qu’on n’ait plus sujet de gémir », salue l’écrivain Lucien Descaves dans la préface de l’époque. Le chapitre sur « l’enfer des tisseurs » à Lille fait pénétrer le lecteur dans les intérieurs sordides de familles ouvrières du textile décimées par la tuberculose. Les Bonneff pointent quatre causes à la maladie, la sous-alimentation, le surmenage, le logis et les ateliers de travail insalubres, et préconisent l’instauration d’un salaire minimum et une réduction de la journée de travail : « Ce sont là les seules mesures susceptibles d’enrayer les progrès croissants de la tuberculose dans la classe ouvrière. La découverte même d’un sérum contre le bacille de Koch est moins nécessaire que l’application de ces mesures », concluent-ils avant de passer aux « travailleurs du feu » que sont les ouvriers des verreries, qui se désignent eux-mêmes comme « viande à feu », puis aux égoutiers, aux caoutchoutiers, aux « misères de l’aiguille », etc. Très sensibles au sort des enfants, ils dénoncent la « traite des enfants » organisée pour fournir de petits Italiens, Espagnols, ou orphelins, comme main d’œuvre à très bas coût aux verreries : « La « viande à feu » ne coûte pas cher, écrivent-ils. Elle coûte moins cher encore quand elle est faite de chair d’enfants. Car la verrerie emploie de tout jeunes enfants ; avant l’application de la loi qui tente d’imposer un minimum d’âge de treize ans pour l’entrée en usine, on trouvait dans les ateliers (…), le jour et la nuit, des enfants de sept ans ! ». Ils sont tout aussi sensibles au sort des femmes, massivement employées dans l’industrie et sous-payées, le summum de l’exploitation étant réalisé dans le « sweating system » (système de la sueur) dans la confection, qui allie travail à domicile et salaire aux pièces. Ils les incitent à se syndiquer, quitte à créer leurs propres syndicats si les organisations masculines ne les accueillent pas volontiers, souligne le mémoire de 1989.

Dans l’Humanité, certains articles sont des extraits de « La vie tragique des travailleurs », mais la plupart sont réalisés au fil de l’actualité, notamment des grèves, qui sont toujours l’occasion pour les Bonneff d’analyser les conditions de travail et les risques d’un métier. La liste de parutions dresse un tableau impressionnant du monde du travail de l’époque : « Autour d’une grève. Quelle est la vie des camionneurs. Comment on travaille vingt heures par jour » (janvier 1909), « Contre les terrassiers. On essaie de mater par la famine des travailleurs trop indisciplinés et trop… révolutionnaires » (février 2010), « La victoire des employés. Ils obtiennent la fermeture des magasins à 7 heures dans trois quartiers » (avril 1910), « La maladie des cimentiers. 95% sont frappés. Un décret protecteur a été perdu » (mai 1910), « Comment on donne sa vue pour 10 francs par semaine. Des brodeuses de Paris » (août 1911), etc. En 1912, les Bonneff mènent une véritable campagne contre le travail des enfants à travers la série d’articles « Pour les enfants d’usine », qui leur vaudra un procès en diffamation par un patron de verrerie. Autre cheval de bataille, la lutte contre l’alcoolisme, fléau parmi les ouvriers dont les frères soulignent à quel point il est entretenu par les employeurs. Ils lui consacreront le livre « Marchands de folie », publié en 1912.

Un siècle plus tard, l’écrivain Didier Daeninckx qualifiera de « sociologie sauvage » l’œuvre des deux frères qu’il a découverts par hasard, en lisant dans un journal un fait divers situé rue des Frères-Bonneff à Bezons (Val d’Oise) (2) : « Si l’on décide de briser la dalle d’oubli qui recouvre l’œuvre solidaire des frères Bonneff, ce n’est pas seulement l’histoire des combats ouvriers qui ressurgit, c’est aussi un monde englouti qui nous est donné à lire. Le monde des mots effacés par centaines, rayés, jetés, condamnés pour leur trop grande proximité avec l’usine ».

Fanny Doumayrou

  1. Mémoire de maîtrise d’Isabelle Dauzat, consultable à la bibliothèque du centre Pierre Léon à Lyon.
  2. Voir son article « Les mots en fusion des frères Bonneff » dans « Ecrire le travail », dossier n°25 du groupement de librairies Initiales, mars 2011.

Encadré
Comment lire les Bonneff
Gallica, le site internet de la Bibliothèque nationale de France, met à disposition tous la collection de L’Humanité de 1904 à 1944, ce qui permet de retrouver les articles des frères Bonneff. Leurs livres ne sont plus édités. Outre leurs ouvrages d’enquête sociale, les frères ont publié séparément deux « romans » quasi documentaires : « Aubervilliers », œuvre de Léon, est la fresque d’une ville populaire en pleine industrialisation, tandis que « Didier, homme du peuple », de Maurice, raconte la vie d’un dirigeant du syndicat des terrassiers.

Les frères Bonneff menaient leurs enquêtes sur demande des syndicats, de la  presse mais aussi des lecteurs eux-mêmes.

Balcons
Dans le sillage de Pelloutier
Le travail des Bonneff s’inscrit dans la continuité de celui du syndicaliste anarchiste Fernand Pelloutier qui voulait faire de l’enquête sociale un moyen de connaissance et d’action militante. Il voulait faire des bourses du travail des agences permanentes de statistiques et d’observation. Il est l’auteur, avec son frère Maurice, de « La vie ouvrière en France », paru en 1900.

Collectivisme
« Si des mesures préventives peuvent être un adoucissement à leur condition misérable, les travailleurs ne seront efficacement protégés qu’au temps où machines et produits chimiques, cessant d’édifier la fortune de quelques-uns, appartiendront à tous, pour le bonheur de tous ». Les Bonneff dans L’assiette au beurre, en 1907.

Villermé, moraliste
Dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, publié en 1840, le docteur Louis-René Villermé dénonçait déjà les conditions de salaire, de travail et de vie des ouvriers, notamment des enfants, mais estimait aussi qu’il fallait moraliser cette population s’adonnant trop souvent « à l’ivrognerie et autres débauches »…